Open data jurisprudentiel en Belgique – enfin la Loi !
La Loi du 5 mai 2019 modifiant le Code d'instruction criminelle et le Code judiciaire en ce qui concerne la publication des jugements et des arrêts a été publiée le 16 mai 2019 au Moniteur Belge. Un premier pas qui préfigure un long chemin.
Une idée vieille de quinze ans. Le constat selon lequel le savoir juridique n’est partagé qu’à des conditions qui ne garantissent pas son accès à tout un chacun, professionnel du droit ou non, n’est pas neuf. Les tentatives répétées d’y remédier non plus.
Fruit de la réforme de digitalisation de la Justice initiée en 2001, la « Loi Phénix » du 10 août 2005 instituait déjà une banque de données de jurisprudence interne et externe. L’objectif, pour l’une, était de permettre le traitement des dossiers judiciaires par les différents membres d’une même juridiction et, pour l’autre, de diffuser dans le public les décisions ayant une importance pour la connaissance et l’évolution du droit.
Ce rapport soulignait d’abord les fortes disparités existantes entre les cours suprêmes – Cour de Cassation, Conseil d’Etat et Cour Constitutionnelle – soumises déjà entre elles chacune à des régimes de publication différents et les décisions accessibles à travers le portail public Juridat et les banques de données privées comme Jura, StradaLex ou Jurisquare. Maîtres Jean-Pierre Buyle et Adrien Van den Branden, spécialistes de ces questions, avaient ainsi pointé dans une carte blanche signée à la fin de l’année 2017 que seuls « 0,47% des jugements prononcés depuis la Seconde guerre mondiale » étaient disponibles sur Juridat. On peut se demander quelle réaction adopter face à un nombre aussi infinitésimal de décisions publiées.
Ensuite, ce rapport soulignait le déficit, dans tous les sens que ce terme peut recouvrir, que représente une diffusion aléatoire, partiellement aux mains d’acteurs privés tenant de pallier le déficit démocratique des pouvoirs publics, et sélectionnée de la jurisprudence des cours et tribunaux, malgré le développement en cours de l’outil JustX-VAJA par l’ordre judiciaire lui-même. L’absence de définition scientifique de la connaissance et de la diffusion de la jurisprudence finissait de noircir le tableau du parent pauvre du triptyque qu’elle complète avec la législation et la doctrine.
Enfin, la CMOJ formulait une série de recommandations, parmi lesquelles la modification de l’article 792 du Code judiciaire et la renégociation des contrats d’édition venaient en première ligne, puisque les magistrats eux-mêmes n’ont accès à ces ressources que moyennant abonnement payant.
La difficile articulation des normes entre elles. La Cour Constitutionnelle, en premier lieu, avait souligné, il y a dix ans de cela, que la publicité d’un jugement pouvait être faite autrement que par une lecture intégrale en audience publique – voir à ce sujet les arrêts de la Cour Constitutionnelle n°1/2009, n°36/2009, et n°67/2009.
Deux années plus tard, la Cour de Cassation (Cass. 29 novembre 2011 (P.10 1766.N)) ne disait pas autre chose et confirmait qu’une lecture « partielle » du jugement était de nature à remplir l’objectif poursuivi.
En octobre 2015, le Conseil d’État avait à son tour remarqué, à l’égard d’une proposition de loi visant à moduler ce caractère public du prononcé, qu’une telle initiative devait être précédée d’une révision constitutionnelle.
Voilà les trois cours suprêmes raccord sur le chemin à adopter ! Cette révision, initiée en janvier 2017, fut finalement adoptée par le Sénat et soumise à la sanction royale le 29 mars 2019, et l’article 149 de la Constitution se lira désormais comme suit :
« Tout jugement est motivé. Il est prononcé en audience publique.
Il est rendu public selon les modalités fixées par la loi. En matière pénale, son dispositif est prononcé en audience publique. »
Il y a tout pile un an, le 30 mai 2018, un des ateliers de l’évènement Equal Day que nous consacrions à la société collaborative était consacré au « droit ouvert ».
Derrière ce vocable ambitieux, nous avions entendu placer au cœur de notre réflexion l’accès à la jurisprudence et le partage de celle-ci à tout un chacun. Autour de la table, nous avions rassemblé toute la diversité de ce que le monde du droit peut offrir.
Ainsi, s’y étaient rencontrés des acteurs proches de la magistrature – à la Cour Constitutionnelle et à l’Institut de formation judiciaire - ; des membres de l’Incubateur européen du Barreau de Bruxelles et de l’Incubateur d’avocats.be, du monde politique avec la Chancellerie du Premier Ministre et des collaborateurs parlementaires, et même issus du monde des entreprises – et notamment de l’outil Lex.be – ou des associations – avec l’association française Open Law.
La difficile articulation de la technique et des normes. Alors que l’ensemble des acteurs présents se disaient prêts à œuvrer ensemble à la mise en place des outils existants, la presse rapportait pourtant à la fin du mois de juin que le cabinet du Ministre de la Justice avait décidé de couper les vivres à la base de données VAJA, pour Vonnissen-Arresten-Jugements-Arrêts, pourtant alimentée de déjà près de 242.000 arrêts par les Cours d’appel et du Travail.
En cause ? Une technologie « obsolète », et une base de données pas prête avant « deux » à « quatre » années.
Peut-être. Toutefois, une proposition de loi multi-partisane – du PS à la N-VA – est déposée, et adoptée par la Commission Justice.
Le résultat est la loi du 5 mai 2019 modifiant le Code d'instruction criminelle et le Code judiciaire en ce qui concerne la publication des jugements et des arrêts.
Le texte érige en principe, tant en matière pénale que civile, le prononcé du seul dispositif du jugement rendu. Ce dispositif est rarement riche d’enseignement en termes d’information juridique. Les parties pourront cependant, sur demande motivée, demander que soit faite lecture intégrale du jugement, comme pourra le faire le président de la chambre lui-même, d’office. Tel sera également le cas lorsque l’enregistrement dont nous parlerons ci-dessous est « impossible ».
Cette lecture très partielle s’accompagne de plusieurs corollaires.
D’une part, il s’agira de l’enregistrement intégral, dans une banque de données accessible au public, de l’intégralité de la décision. Cet accès possède cependant lui-même son propre corollaire ; l’obligatoire anonymisation des données qui permettent l’identification directe des parties et des autres personnes en cause. Et, d’autre part, il s’agira de la mise à disposition, dès le prononcé, d’une copie intégrale du jugement au greffe afin que les parties puissent en prendre connaissance, ce qui ne remettra pas en cause la nécessité pour le greffe de communiquer la décision aux parties par simple lettre, comme c’est le cas actuellement.
Un saut dans le futur. Cette loi ne se suffit évidemment pas à elle-même, nécessitant l’intervention ultérieure du Roi afin de régler les modalités pratiques de la mise en place de cette base de données et de l’anonymisation nécessaire.
Permettons-nous, dès lors, de former plusieurs vœux à l’adresse de celles et ceux qui seront chargés de l’opérationnalisation de cette réforme.
Tout d’abord, on ne peut que souhaiter que le budget qui y sera accordé fera autant consensus que l’idée-même de cette proposition de loi, ayant réussi à fédérer autour d’elle l’ensemble du spectre parlementaire.
Ensuite, il serait tout à fait nécessaire que la technique puisse suivre les principes, et que la future base de données soit imaginée et dessinée tant pour les praticiens du droit que les citoyens, pour maintenant comme pour le futur.
Enfin, on ne peut que souhaiter que le nombre d’études comparatives, de spécialistes qui se sont intéressés au sujet – en Belgique comme dans d’autres pays européens – et d’expériences passées dans les autres états membres européens guident les futurs membres de l’exécutif dans leurs choix.
Ces souhaits poursuivent la même volonté, à savoir celle de ne pas sauter à pieds joints, et à tout prix, dans toute innovation technologique qui serait proposée, par exemple par des acteurs du domaine en expansion des Legaltech et par les partisans de l’intelligence artificielle, mais que la création de cette base de données sera guidée par des impératifs de modernité, d’ergonomie et de fonctionnalité. Il faudra également se demander quelle place offrir, ou laisser, aux opérateurs privés dans la mise en place de ce système : les grands éditeurs, en tout cas, sont dans les starting blocks.
Gageons que l’appel se répercute jusqu’au 1er septembre 2020, et que cette base de données puisse servir le droit belge comme le citoyen.
Expertises liées: Vie privée et données personnelles